Mama Afrika, ou le destin exceptionnel de Miriam Makeba

Mondialement connue sous le nom de Mama Africa, la chanteuse et militante sud-africaine Miriam Makeba a eu une vie hors du commun. Elle n’a que dix-huit jours lorsqu’en mars 1932, la police sud-africaine l’emprisonne pour six mois avec sa mère qui se livre au trafic d’alcool. A la mort de son père en 1938, Miriam part vivre chez sa grand-mère à Pretoria. Dix ans plus tard, en 1948, le régime d’apartheid devient officiel et permet à la minorité blanche de légaliser trois siècles de colonisation. Dans cette prison à ciel ouvert qu’est l’apartheid, la musique est une porte de sortie. Adolescente, Miriam et ses amies se retrouvent chaque dimanche pour écouter les disques d’Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Count Basie et Dizzy Gilepsie. Pianiste et saxophoniste, son grand-frère Joseph lui prête des disques sur lesquelles elle s’entraîne avant de chanter publiquement lors des offices à l’église. Attraction de la chorale, elle améliore régulièrement son timbre de voix, aussi haut qu’un rossignol. Toutefois, les circonstances de la vie feront de ce petit oiseau à l’apparence fragile un véritable tigre.

A dix-huit ans, elle donne naissance à son seul enfant, Bongi, dont elle épouse le père. Trompée et battue, elle le quitte pour aller vivre chez des proches à Sophiatown, une banlieue populaire de Johannesburg. Là, Makeba s’imbibe des ambiances musicales de jazz, de kwela et de marabi. Très vite, elle participe aux répétitions du groupe de son cousin Zweli, qui lui propose de devenir chanteuse au sein des Cuban Brothers. Avec beaucoup de cran, la jeune femme noire d’un mètre soixante apprend à monter sur scène devant des publics parfois hostiles. Lors de l’un des concerts, elle est repérée par Nathan Mdlehdlhe, l’un des chanteurs du groupe populaire des Manhattan Brothers, qui décide de l’engager. Un soir de 1955, les Manhattan Brothers chantent dans une salle décorée par des drapeaux de couleur noir, vert et or. A la fin du spectacle, elle vient saluer un homme en train de travailler sur la rédaction de la Charte de la Liberté. Nelson Mandela et le parti du Congrès National Africain (ANC) incarnent depuis plusieurs années la résistance à l’apartheid. Jusque là peu politisée, la jeune Makeba comprend alors l’importance de cette lutte qui vise à renverser l’ordre raciste et injuste régnant en Afrique du Sud.

Quatre ans plus tard, devenue une chanteuse confirmée, Makeba décroche un petit rôle dans le film du réalisateur américain Lionel Rogosin, Come Back, Africa, également le titre de l’hymne de l’ANC. Le film est tourné de manière clandestine, et la scène jouée par Makeba est une véritable mise en abîme : dans un petit débit de boissons clandestin, des journalistes noirs la reconnaissent et lui demandent de leur chanter une chanson, puis une autre. C’est à la demande de Rogosin qui souhaite sa présence au Festival du Film de Venise qu’elle quitte l’Afrique du Sud en 1960. Débute alors un long exil en Europe, puis aux Etats-Unis et en Afrique.

A New York, sa collaboration avec l’artiste et activiste Harry Belafonte lui ouvre de nombreuses portes artistiques et médiatiques. Makeba devient la première star africaine mondialement connue. Pourtant, l’exil est difficile. Quand elle apprend l’assassinat de deux de ses oncles lors du massacre de Sharpeville le 21 mars 1960, elle se rend au consulat sud-africain de New York dans le but de rentrer dans son pays. Elle apprend qu’elle a été bannie par les autorités sud-africaines pour ses opinions politiques. Immédiatement soutenue par de nombreux dirigeants africains anti-impérialistes, elle bénéficie d’un visa exceptionnel pour venir au Kenya avant de se rendre en Tanzanie où le président Julius Nyerere lui remet immédiatement un passeport. Makeba, pour la première fois, déclare sa joie de ne pas être juste une Sud-Africaine mais une Africaine à part entière. Elle est logiquement invitée à chanter à l’occasion de la Conférence de l’Organisation de l’Unité Africaine à Addis-Abeba en mai 1963. Elle y défend son choix de chanter dans les langues africaines, demandant déjà aux dirigeants de se mettre d’accord autour d’une langue commune. A Addis Abeba, loin du stéréotype de la star qui ne connaîtrait rien des enjeux géopolitiques, elle veut voir la réalisation du rêve de l’unité africaine avant de déplorer le rejet du projet ambitieux de Kwame Nkrumah. Le 16 juillet 1963, lors du Comité Spécial contre l’apartheid, elle prend la parole à la tribune des Nations Unies pour demander le boycott complet du régime raciste d’Afrique du Sud. En représailles, ses disques sont retirés de la vente dans son pays. Pourtant, les années suivantes la voient enchaîner de nombreux tubes et des tournées dans tous les pays occidentaux, prenant à chaque fois le temps d’expliquer au public la situation qui prévaut dans son pays et contribuant ainsi à l’effectivité du boycott.

Lors d’un voyage en Afrique, Makeba rencontre Stokely Carmichael. Quelques mois plus tard, peu après l’assassinat de Martin Luther King, elle épouse celui qui était alors la figure la plus en vue de la lutte noire. Ce mariage renforce sa sensibilité au nationalisme noir. A une époque où le slogan Black is Beautiful apparait, Makeba incarne la réappropriation d’une beauté africaine authentique : « En Guinée, une des façons traditionnelles de se coiffer est en train de se perdre. C’est le Sahi ya maboho. Les femmes aujourd’hui pensent qu’elle est démodée, mais je la trouve fascinante : les cheveux sont tressés par-dessus un morceau de bois placé horizontalement sur le sommet de la tête. Une amie me dit en plaisantant qu’une femme a l’air de porter le gouvernail d’un bateau. Il y a une veille femme qui habite près de ma mai- son de campagne à Dalaba qui sait coiffer comme ça. Je vais la voir et quand je rentre à Conakry, j’y fais de l’effet. Le Président Touré est très content de me voir faire revivre ce style traditionnel. Il me prend toutes les photos de moi que je viens de faire faire – il m’en laisse une quand même – et il les place dans les villas où sont logés les chefs d’État. »

Admirant le courage du président guinéen Sékou Touré, elle quitte les Etats-Unis pour s’installer à Conakry. Pendant que Carmichael se forme auprès de l’ancien président ghanéen en exil Kwame Nkrumah, elle poursuit ses tournées dans le monde entier, notamment en compagnie du Ballet de Guinée. Lors des Jeux panafricains d’Alger, devant un public conquis, elle interprète en arabe la chanson « Ifriqyia », un hymne au continent, introduit par un célèbre couplet chantant l’Algérie révolutionnaire. Miriam Makeba conforte ainsi le choix des autorités qui viennent de lui donner la nationalité algérienne. Elle donne également un sens concret à son engagement de faire l’unité de l’Afrique d’Alger au Cap.

Les années suivantes sont beaucoup plus dures. Elle met un terme à sa relation avec Stokely Carmichael, et en 1985, sa fille Bongi meurt à l’âge de trente-six ans. Le coup est dur pour Makeba qui continue néanmoins à militer pour achever le régime moribond de Pretoria. En 1990, alors que le démantèlement de l’apartheid est acquis, et après trente ans d’exil, Miriam Makeba rentre en Afrique du Sud, où elle est accueillie par Nelson Mandela. Promue Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU, elle s’engage dans plusieurs projets sociaux et culturels. Ainsi, elle ouvre également une Fondation et un Centre de réinsertion pour les jeunes femmes contaminées par le VIH. A partir de 1997, Mama Africa commence une tournée d’adieu dans le monde entier, affichant complet dans toutes les grandes villes. Preuve que son engagement dépassait le seul cadre de l’Afrique, c’est le 9 novembre 2008 à Rome, lors d’un concert de soutien à un cinéaste menacé par la mafia, que Miriam Makeba décède d’une crise cardiaque en sortant de la scène. Elle laisse en héritage une vie riche d’enseignements, avec une mémoire politico-musicale des luttes de libération.

Source : Something We Africans Got, 2019

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