Il ne s’agit pas de retracer ici toute l’histoire de la cause des réparations mais d’apporter mon regard personnalisé. Je conçois les réparations comme étant les politiques, les actes ou les mesures mises en place ou imposées à tous les niveaux pour redresser aujourd’hui ou demain des erreurs ou des injustices du passé qui continuent à avoir des conséquences décisives et structurantes dans le temps présent. Les réparations posent donc un regard critique sur l’histoire et interrogent la nature des injustices de manière transversale et globale tout en prenant en compte des éléments de subjectivité propres au vécu des personnes directement impactées par lesdites erreurs ou injustices.
Les réparations concernent dans mon cas les destructions humaines, matérielles et immatérielles survenues au cours de l’histoire de l’esclavage, de la traite, de la colonisation et du néocolonialisme du fait de toutes les idéologies et politiques de domination et de prédation qui en découlent, notamment le racisme, le capitalisme, le colonialisme, le sexisme et le néolibéralisme.
Les victimes de l’histoire de la traite, l’esclavage et la colonisation sont vivantes à travers leurs descendants qui sont en droit d’invoquer les préjudices subis. Préjudices qui se posent parfois à l’échelle même d’un Etat comme celui de la République d’Haïti, contrainte en 1825 par la France de payer une dette pour dédommager les colons expulsés du pays après la victoire militaire et l’indépendance du 1er janvier 1804. Préjudices qui dans d’autres cas sont effectivement difficiles à circonscrire du point de vue géographique, la traite ayant été un vaste mouvement de déportations transidentitaire et transnational.
Les coupables sont bien évidemment morts, mais une minorité est encore en vie parmi les responsables des pires crimes comme dans le cadre des guerres coloniales au Cameroun ou des assassinats ciblés, comme ceux de Patrice Lumumba au Congo. Les crimes racistes et coloniaux commis par une minorité d’acteurs – et dont la majorité ne s’est jamais désolidarisée devant l’histoire – font que, à travers le rayonnement économique ou culturel de telle ou telle nation occidentale, leurs descendants soient bien vivants pour bénéficier des privilèges, tout en refusant d’en reconnaître une bonne partie l’origine.
Le contrôle de l’histoire est un privilège de la domination
Chacun tente de se dédouaner de ses responsabilités sur l’autre ou sur un tiers, tout en niant à l’autre ou à ce tiers la possibilité de répondre. C’est ainsi que les demandes en réparations se heurtent souvent à cette idée que « les Africains ont vendu des Africains », que les Arabes « ont fait pire » et que finalement, « tout le monde a vendu tout le monde ». Cette manière de lier l’impunité à la fausse réconciliation dans une époque où nous savons que tous les descendants sont dans l’obligation de cohabiter est très cynique, peu courageuse et politiquement toxique.
Ces questions nécessitent de poser la continuité historique du crime sans exclure toute une généalogie de dirigeants africains dont l’impunité est liée en partie à la protection de l’ancien colon qui les récompense pour leur complicité mais aussi à la quête de leurs propres intérêts particuliers.
L’incapacité construite et organisée de l’élite africaine à affronter la domination coloniale et raciste au moment des décolonisations a donné naissance à des Etats dominés, des Etats qui ont refusé d’eux-mêmes ou sous la pression d’intérêts exogènes, de constitutionnaliser le droit au développement et donc le principe de la justice réparatrice. Dans les négociations de la Table ronde à Bruxelles pour l’indépendance du Congo, Patrice Lumumba posait bien cette question des réparations, et le Congo a été rendu aux Congolais avec une dette à l’égard de la Belgique et l’assassinat programmé de Lumumba.
Les réparations interrogent la philosophie du droit africain
La Maat, la philosophie de l’Egypte antique, pose la réparation comme la restauration du règne de l’équité et de la solidarité face au désordre. Dans la civilisation swahilie, qui a produit des concepts comme celui de l’Ubuntu (Je suis par ce que nous sommes), le terme Maafa désigne le cataclysme de la déportation et de l’esclavage. Cheikh Anta Diop a aussi pensé toute une politique de réparations sur les langues qui sont des catégories de pouvoir et d’équivalence conceptuelle. La Charte du Mandé de 1222 qui stipule que « tout tort causé à une vie exige réparations » constitue aussi une jurisprudence. En 1729, le philosophe africain Anton Amo soutient une thèse intitulée Le droit d’être libre des membres de la diaspora africaine en Europe. En 1772, l’esclave Somerset gagne sa liberté en intentant un procès à son maître en Angleterre. La demande en réparation était déjà formulée dès cette époque, et la manière dont l’Europe légifère sur les populations d’origine africaine encore aujourd’hui s’inscrit dans l’esprit d’un Code noir jamais aboli. La présence noire en France est donc un enjeu stratégique tant pour des réparations que pour une recolonisation.
Le racisme contre les personnes noires est une conséquence de l’absence de réparations. C’est une caractéristique de la culture de l’impunité développée dans les relations du reste du monde avec l’Afrique du fait de cette histoire coloniale.
Les réparations posent un principe de restitution obligatoire après tout acte de dépossession, que ce soit des terres, des hommes ou des ressources. L’absence de réparations au moment des abolitions de l’esclavage et le dédommagement des esclavagistes fait que d’une part, les relations économiques sont restées marquées par le racisme, et d’autre part, les relations raciales sont marquées par cette culture de l’impunité visible dans la négrophobie ou les crimes raciaux qui montrent que la vie des noirs ne vaut rien.
Un combat pour décoloniser l’économie du développement
Sur la base de l’œuvre incontournable de Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, il s’agit de refonder une économie panafricaniste et décoloniale. Le développement serait le résultat du facteur social, multiplié par le facteur d’autonomie politique, auquel on soustrait le facteur impérialiste et néolibéral. Le facteur social serait un équilibre entre l’Etat, le privé et les communautés, avec un lien social autour des travailleurs ruraux qui sont les principaux concernés par une politique de réparation fondé sur la redistribution des terres, sur une dimension écologique tenant compte de l’unité des écosystèmes, et enfin des équivalences culturelles. Le facteur d’autonomie politique s’appuierait 1), sur l’expertise de la population dans le domaine de la technologie et de la formation, 2) sur une politique de budget participatif adossé à une révolution fiscale et 3) sur un mécanisme démocratique de contrôle de la monnaie et des prix.
Largement enrichies depuis la première conférence panafricaine sur les réparations tenue en 1993 au Nigéria, les recommandations relatives aux réparations sont notamment de :
- mettre fin à l’apologie du crime de l’esclavage et de la colonisation
- libérer ou d’amnistier les prisonniers politiques du colonialisme et de l’apartheid
- restituer les terres volées et traiter l’impact environnemental de la prédation
- financer des lieux de mémoires
- intégrer l’histoire de l’Afrique et de la diaspora dans les programmes scolaires
- financer des mécanismes de droit au retour ou de généalogie
- financer la recherche sur crimes de l’esclavage et de la colonisation
- restituer les biens culturels dérobés
Les réparations servent ainsi à plusieurs choses :
- poser les bases d’une conciliation entre les groupes lésés par l’histoire
- faire de la réconciliation un travail permanent
- reconnaître la résistance des victimes face à la barbarie
- empêcher la répétition du crime en cultivant la mémoire
Ces points constituent donc les références de mon travail global sur le thème des réparations.