Tribune de soutien à la Diaspora Panafricaine de Belgique
Dr Amzat Boukari-Yabara, Président de la Ligue Panafricaine – UMOJA
Prévu en octobre 2020 et reporté en raison de la crise sanitaire mondiale, le sixième sommet Union Européenne-Union Africaine se tient ces 17 et 18 février 2022 à Bruxelles. Les militants panafricanistes qui ont prévu de se retrouver au rond-point Schuman pourront justement manifester sur l’actualité des propos de l’un des pères fondateurs de l’Europe, le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman, qui déclarait le 9 mars 1950 que « l’Europe pourra, avec des moyens accrus, poursuivre la réalisation d’une de ses tâches essentielles : le développement du continent africain. »
Dans un monde où les zones de projection sont limitées en raison des concurrences entre puissances, l’Afrique est au centre des enjeux géostratégiques entre le Nord, l’Est et l’Ouest. Le lien établi entre le Mali et l’Ukraine à travers la politique russe montre plus que jamais le risque – somme toute peu probable – pour l’Europe de se retrouver encerclée par une alliance d’un nouveau genre allant de Moscou à Conakry en passant par Kiev, Bangui et Bamako. Président du Conseil de l’UE pour six mois, Emmanuel Macron l’a souligné à plusieurs reprises : sans une politique africaine, l’Europe disparaîtra dans le cadre des grands bouleversements géopolitiques en cours. Face à la Chine, aux Etats-Unis, à la Russie ou à la Turquie qui se sont dotés de cadres (sommets, forums) pour convoquer l’Afrique, l’Europe joue tout simplement sa survie.
Sous couvert d’être une « priorité » liée à la proximité géographique ou au « destin commun », l’Afrique est devenue une obsession pour l’Europe. Près de la moitié des pays européens disposent aujourd’hui d’un plan ou d’une stratégie spécifique pour l’Afrique, sans compter celle mise en place de manière globale par la Commission européenne qui présentera lors de ce sommet de nouveaux documents d’orientation dans les domaines stratégiques de la sécurité et de la défense européenne, de la transition énergétique, de la transformation numérique, de la croissance et des emplois durables, de la paix et de la gouvernance, et enfin des migrations et des mobilités. Autant de points sur lesquels les peuples africains n’ont jamais été consultés.
De la recolonisation financière et humanitaire de l’Afrique
En 2017, la présidence allemande du G20 avait lancé le « Pacte avec l’Afrique » (Compact with Africa) pour favoriser l’investissement privé dans une douzaine de pays africains (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Egypte, Ethiopie, Ghana, Guinée, Maroc, Rwanda, Sénégal, Togo, Tunisie) ayant réformé leur cadre macroéconomique. La philosophie néolibérale de ce Pacte a été élargie lors du sommet organisé le 18 mai 2021 à Paris « sur le financement des économies africaines ». Ces dernières sont considérées comme des « relais de croissance » pour les économies européennes. Autrement dit, sans l’Afrique, l’Europe coule. Sans les ressources naturelles, les matières premières, mais aussi les travailleurs immigrés, sans les nouveaux marchés, les nouveaux consommateurs de la classe moyenne et les élites africaines, ce sont des pans de l’économie européenne qui menacent de s’effondrer.
Loin d’être un projet au service de l’Afrique, la « stratégie globale avec l’Afrique » (Global Gateway) dévoilée par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen apparait ainsi comme une réponse de l’Europe à la Chine qui a développé un vaste réseau d’infrastructures de transports et de communications en Afrique dans le cadre des Nouvelles routes de la soie (One Belt, One Road). Par le biais de ses « agences de développements », l’Europe entend présenter à l’Afrique de nouveaux instruments économiques, financiers et commerciaux sans même prendre le temps d’écouter ce que demandent les Africains. Rien n’est finalement plus colonialiste que de voir l’Europe se croire plus ambitieuse pour l’Afrique que les Africains eux-mêmes pour leur propre continent. Cette ambition transpire la recolonisation.
Si la « redéfinition des frontières » n’est pas officiellement à l’ordre du jour du sommet UE-UA, c’est parce que les Accords de partenariat économique (APE) et les précédentes politiques néolibérales européennes ont déjà redessiné les frontières d’une Afrique « utile » et d’une Afrique « inutile » selon les intérêts des multinationales. Celles-ci fonctionnent à la carte, selon des logiques transnationales, transfrontalières et internationales qui tirent avantage de la division internationale du travail, des règles édictées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ainsi que des lois du marché.
Sur ce point, le lancement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) risque de profiter prioritairement aux acteurs économiques non-africains qui disposent de fonds, de réseaux et d’une organisation supérieure aux acteurs africains. Loin d’entraîner la balkanisation du Congo, bien au contraire et pire, la ZLECA élargit la politique de la porte ouverte menée au Congo à l’ensemble du continent africain en en faisant un vaste réservoir où chacun viendra puiser ce dont il a besoin.
Entre le sommet UE-UA d’Abidjan en 2017 et celui de Bruxelles en 2022, la crise sanitaire s’est immiscée dans les relations entre les deux continents. Des propos tenus dans les médias pour suggérer d’aller tester des vaccins en Afrique ont rappelé la dimension colonialiste et raciste de la science et de la médecine. La pandémie a montré à quel point l’Europe refuse de comprendre que des civilisations africaines puissent avoir une autre conception du bien-être, de la santé et de la guérison. Obnubilée par la course avec la Chine dans le « dons de vaccins » à l’Afrique, l’Europe s’est libérée de toute éthique en n’hésitant pas à envoyer en Afrique des vaccins qui n’étaient même plus recommandés aux citoyens européens.
L’Afrique qui a traversé la pandémie sans avoir à offrir aux médias occidentaux le spectacle attendu de centaines de millions de personnes mourant du covid-19, se retrouve dans une situation de mendicité paradoxale liée à la communication qui présente l’Europe lui donnant généreusement des vaccins. L’objectif de l’Afrique est bien d’atteindre la souveraineté sanitaire et médicale sans avoir à subir les discours d’une recolonisation « humanitaire ». Sur ce point, la rencontre des présidents Macky Sall du Sénégal, Paul Kagame du Rwanda et Nana Akufo-Addo du Ghana avec Uğur Şahin, le président de la multinationale Bio N Tech, interroge. Le tout n’est pas de produire des « vaccins » de Bio N Tech en Afrique mais d’avoir une politique de santé publique adossée à un système de valeurs, une bioéthique et une recherche médicale souveraine. Dans un renversement intégral de la situation, l’Afrique n’a pas non plus vocation à devenir l’usine à vaccins du monde.
L’Eurafrique est le prolongement de la Françafrique
Si l’Europe ne peut se permettre d’avoir à sa porte une Afrique qui lui serait fermée, hostile et instable, la relation Europe-Afrique est surtout vitale pour la France qui reste la puissance néocoloniale par excellence. « Notre but est de faire l’Europe sans défaire la France », affirmait en mars 1953 un autre ministre français des Affaires étrangères Georges Bidault. Depuis le début, Paris cherche à préserver son pré carré en Afrique de toute intrusion étrangère tout en amenant les partenaires européens à contribuer aux charges, notamment dans le domaine économique et sécuritaire. En effet, les dispositifs européens sont toujours plus discrets, moins frontaux et plus englobant que les réseaux liés à l’Elysée ou au Quai d’Orsay. Emmanuel Macron compte ainsi profiter des six mois de la présidence française du Conseil de l’Union Européenne pour étendre la politique africaine de la France à ses partenaires européens, renouvelant ainsi le thème de l’Eurafrique.
Pour y parvenir, le président français pourra compter sur le président sénégalais Macky Sall, qui préside quant à lui l’Union Africaine pour l’année 2022. Fortement contesté par une partie du peuple et de la jeunesse sénégalaise qui lui reproche de défendre les intérêts français avant ceux du Sénégal, Macky Sall s’inscrit dans la lignée du poète et premier président du Sénégal Léopold Sédar Senghor, connu pour être l’un des grands partisans d’un projet civilisationnel eurafricain liant les deux continents de manière quasi fusionnelle, toujours au bénéfice des intérêts européens et néocoloniaux. Par ailleurs, le rapprochement initié au temps de Nicolas Sarkozy avec le président rwandais Paul Kagame, l’un des grands architectes des réformes néolibérales de l’Union Africaine, ainsi que la proximité entre Emmanuel Macron et le président francophile du Ghana, Nana Akufo-Addo, donnent à Paris des cartes pour faire valider au niveau de Bruxelles sa ligne politique et économique par un panel de dirigeants africains.
L’Europe est aussi un vaste conglomérat d’intérêts publics et privés, étatiques et entrepreneuriaux, civils et militaires, agricoles et industriels, inscrits dans une compétitivité qui ne peut que les pousser à lorgner vers les terres d’Afrique à fort potentiel et qui semblent s’offrir à eux. Ainsi, on ne compte plus les rapports, déclarations ou discours qui font de l’Afrique l’avenir de l’Europe ou l’eldorado de la croissance européenne. Penser que l’avenir de l’Europe se situe en Afrique (dans les sous-sols africains riches en pétrole, fer, uranium, coltan, or, diamant, manganèse…) est une manière de dire – sans l’assumer – que l’Europe n’a plus d’avenir, qu’elle est absolument incapable de se réinventer et de se régénérer autrement qu’en se lançant dans un nouveau projet de recolonisation. L’Europe ne doit pas être le fardeau de l’Afrique. L’Europe qui fait de l’Afrique « son avenir » fait pourtant miroiter à toute une jeunesse africaine un avenir qui conduit celle-ci à tenter de la rejoindre au péril de sa vie.
Tout en refusant de reconnaître son passé esclavagiste et colonialiste par des politiques de réparations, tout en refusant d’engager de véritables plans de lutte contre le racisme anti-noir, tout en refusant de changer son paradigme xénophobe sur la question de l’immigration, les dirigeants européens demandent aux Africains de renforcer les liens au moment où les sociétés civiles et les jeunesses en Afrique même réclament une vraie rupture. Tant que l’Europe se posera en « partenaire » de l’Afrique pour retarder celle-ci dans sa volonté de conquérir sa pleine et entière souveraineté politique, monétaire, culturelle, technologique, énergétique ou encore sanitaire, de plus en plus d’Africains se retourneront vers des alternatives qui ont fait leurs preuves dans l’histoire, à l’instar du panafricanisme.
Le panafricanisme pour placer l’Afrique à la hauteur de ses défis
En ignorant des territoires « européens » comme la Martinique, la Guadeloupe, La Réunion, la Guyane, Mayotte ou la Kanaky, territoires qui rappellent à quel point la France est encore aujourd’hui un empire colonial, le sommet UA-UE refuse de prendre acte d’une convergence croissante entre ces territoires « européens » qui entretiennent des liens historiques forts avec l’Afrique. Le sommet UE-UA de Bruxelles, à l’instar du « sommet Afrique-France » de Montpellier, semble rentrer dans cette logique de récupération vaine du « panafricanisme ». C’est en cela que la Diaspora, reconnue par l’Union Africaine comme sa « Sixième Région », est stratégique. Au moment où l’Europe se félicite de verser 65 milliards d’euros d’aide publique au développement à l’Afrique, n’oublions jamais que sur la même période, la diaspora qui envoie 83 milliards de dollars (en 2020) dans les pays d’origine et constitue une force économique et politique réelle et incontournable.
Seule une véritable vision panafricaniste reliant la dimension continentale et la dimension diasporique afin de renforcer les intérêts mutuels des Africains du continent et de la diaspora permettra de rééquilibrer ces « sommets » asymétriques où le financement de l’UA par l’UE n’est plus un secret. Plus l’Afrique privilégiera sa diaspora, plus elle sera aussi en mesure de traiter d’égal à égal avec l’Europe, les Etats-Unis ou les autres grands ensembles, en bénéficiant de personnes pouvant défendre ses intérêts dans la durée. Comme lors de chaque sommet de ce genre, le risque de voir les dirigeants africains agir en rangs dispersés à Bruxelles est grand. Elle-même divisée sur de nombreux points, avec par exemple la Hongrie et la Pologne qui menacent de refuser de reconnaître les résolutions du sommet UE-UA au motif qu’elles ont été privées des fonds du plan de relance, l’Europe saura pourtant faire taire ses désaccords pour tenter de bénéficier de la division des Africains.
Ce qui est craint pour les dirigeants africains ne doit pas être le cas pour nos organisations qui prétendent dénoncer justement ce sommet Europe-Afrique. La pratique du chacun pour soi des dirigeants africains exige de ceux qui s’opposent à eux, notamment les organisations politiques panafricaines et les mouvements citoyens de la diaspora qui seront présents les 17 et 18 février 2022 à Bruxelles, de montrer plus que jamais l’exemple en incarnant les propos du premier président ghanéen Kwame Nkrumah : « les forces qui nous unissent font plus que contrebalancer celles qui nous divisent. »
C’est à ce prix que se fera l’émancipation de l’Afrique !
Force à la mobilisation de la Diaspora Panafricaine de Belgique !
Umoja ni Nguvu ! L’Union fait la Force !
Bruxelles, le 16 février 2022