Université de Genève, 24 septembre 2024
Je voudrais commencer mon intervention par un rappel historique, un peu long mais nécessaire pour comprendre que l’Alliance des Etats du Sahel ne pose pas seulement la question d’une renaissance panafricaine mais plutôt d’une continuité de la recherche des moyens pour les Africains d’assumer leur destin politique.
Le panafricanisme est un mouvement de résistance, de solidarité et de libération qui est né parmi les Africains déportés dans les Amériques et la Caraïbe qui ont lutté contre l’esclavage. Le mouvement panafricaniste est apparu dans la diaspora mais il est complémentaire avec l’idée de l’unité africaine. Dans l’histoire de l’Afrique, la région du Sahel a toujours été un lieu propice à la formation de royaumes et d’empires qui avaient des structures fédérales et multinationales. Le Ghana du 3ème au 12ème siècle, le Mali du 13ème au 15ème siècle ou le Songhay du 15ème au 17ème siècle sont les plus célèbres des empires ouest-africains. On peut également citer le royaume Mossi qui correspond au cœur du Burkina Faso actuel, ou encore le royaume du Macina. Ces empires et ces royaumes qui étaient d’ailleurs fondés sur la guerre, la diplomatie, le commerce ou la religion, correspondent à l’âge d’or de l’Afrique, aux Grands siècles africains, avant les impacts de la traite et de la colonisation.
Historiquement parlant, la colonisation n’est rien d’autre qu’une succession de coups d’état opérés par les puissances européennes du 19ème siècle contre des peuples africains qui vont résister pour garder leur souveraineté. La colonisation marque la fin des souverainetés africaines. A partir du 20ème siècle, avec les congrès organisés dans la diaspora par WEB DuBois et les réseaux de retour en Afrique impulsés par Marcus Garvey, le panafricanisme va accompagner les luttes anticoloniales et devenir un élément stratégique du nationalisme africain.
Au début des années 1960, la principale figure du panafricanisme, le leader ghanéen Kwame Nkrumah, pose l’objectif politique qui est la constitution des Etats-Unis d’Afrique, c’est-à-dire un gouvernement continental défendant de manière souveraine les intérêts communs de tous les peuples africains. Nkrumah considère que aucun pays africain n’a les moyens, seul, de résister aux pressions économiques et financières des multinationales, d’exister dans des relations internationales fondées sur des grands ensembles géopolitiques, ou encore de disposer d’une armée en mesure de préserver l’intégrité de son territoire. Les Etats africains qui accèdent à l’indépendance doivent donc renoncer à leur souveraineté individuelle pour fusionner dans des Etats-Unis d’Afrique.
En 1957, le Ghana était devenu le premier pays d’Afrique subsaharienne indépendant, à l’exception du Libéria. Un an plus tard, la Guinée de Sékou Touré rejette le référendum du général de Gaulle et accède à l’indépendance dans le cadre d’une rupture nette avec la France. Face à la répression française menée notamment par Jacques Foccart, la Guinée accepte le soutien du Ghana et les deux pays forment alors l’Union Ghana-Guinée. Il faut savoir que lors de ce même référendum en septembre 1958, le peuple du Niger, mobilisée par le parti Sawaba de Djibo Bakary, fait le même choix que le peuple de Guinée, à savoir la rupture avec la France. Cependant, les services français parviennent à retourner les résultats pour que le Niger demeure sous contrôle de Paris. En effet, comme au Gabon ou en Centrafrique, on vient de découvrir d’importants gisements d’uranium nécessaire à la souveraineté énergétique et militaire de la France.
A la même période, le Sénégal et le Soudan Français mettent en place un ensemble portant le nom de Fédération du Mali. Cette fédération devait également réunir le Burkina Faso anciennement Haute-Volta et le Bénin anciennement Dahomey avant que la Côte d’Ivoire ne récupère ces deux pays dans un autre groupe qui porte le nom de Conseil de l’Entente. A la suite de crises et de désaccords, la Fédération éclate durant l’été 1960. Le Sénégal prenant son indépendance en août et le Mali un mois plus tard le 22 septembre 1960. Comme la Guinée de Sékou Touré, le Mali de Modibo Keita rompt avec la France. Une monnaie nationale est créée, l’armée française est expulsée, d’une part dans le cadre d’un soutien de Bamako aux indépendantistes algériens, et d’autre part, dans le but de faire échec au projet français de créer une Organisation commune des régions sahariennes qui correspond à peu près à la région du Nord-Mali et du Sud-Algérien. Peu après, le Mali rejoint le Ghana et la Guinée pour former l’Union Ghana-Guinée-Mali. Embryon des Etats-Unis d’Afrique, avec un drapeau aux couleurs du Ghana, frappés de trois étoiles noires, l’Union des Etats Africains a alors pour objectif d’ajouter autant d’étoiles noires à son drapeau que de pays qui viendront la rejoindre. Très rapidement, l’Union éclate car, en 1966, Nkrumah est renversé par un coup d’état militaire, et en en 1968, Modibo Keita est renversé par un coup d’état militaire. Sekou Touré, persuadé d’être le prochain, durcit son régime.
Trois pays qui s’unissent, deux font l’objet d’un coup d’état et le troisième se retrouve acculé. Ceux qui travaillent, matin, midi et soir, pour briser la Confédération des Etats du Sahel ont probablement étudié comment l’Union des Etats Africains a été brisée. A savoir que la chute ou le retrait de l’un des trois pays de l’AES entraînerait la chute de l’ensemble constitué, alors que le retrait de trois pays de la CEDEAO n’entraîne pas nécessairement l’effondrement de la CEDEAO1. La Confédération AES s’inscrit dans une longue et riche histoire des tentatives d’intégration africaine. Ces projets panafricains en Afrique de l’Ouest ont été combattus, d’une part, par l’ancienne puissance coloniale, la France, notamment en raison de ses intérêts géostratégiques, d’autre part, par l’intermédiaire de ses relais politiques, militaires et intellectuels africains, quitte dans, certains cas, à créer des organisations panafricaines pour être certain de contrôler le panafricanisme.
Tous les premiers présidents africains étaient des civils. Rapidement, c’est au sein des armées nationales africaines que sont recrutés des éléments africains chargés de préserver les intérêts de la France dans le cadre des accords de défense imposés par Paris à ces anciennes colonies. Ces accords de défense qui incluent la présence de bases militaires françaises dans plusieurs pays africains, aujourd’hui encore la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Gabon, le Tchad et Djibouti, sont doublés d’accords politiques, culturels, économiques et monétaires dont le plus emblématique est le franc CFA, anciennement franc des colonies françaises d’Afrique. Tous ces éléments sont développés dans le livre que j’ai co-dirigé sur la Françafrique, l’Empire qui ne veut pas mourir.
Les indépendances de 1960 n’ont pas marqué la fin de la décolonisation et nous avons eu, à chaque décennie, des tentatives africaines de rupture avec la domination française ou la tutelle occidentale. Parmi les expériences marquantes qui ont été réprimées, on peut citer la révolution menée par Thomas Sankara au Burkina Faso entre 1983 et 1987, ou de manière plus nuancée, la résistance née face à la guerre de la France contre la Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo ou la guerre de l’OTAN contre la Lybie de Kadhafi qui avait l’ambition de financer un projet politique et monétaire continental. Donc le Burkina Faso, le Mali et le Niger, sont trois pays qui ont chacun leur expérience des luttes pour la souveraineté et qui ont en même temps évolué dans les cadres de la Françafrique.
Les trois pays sont enclavés, dans une région sahélienne qui a été colonialement partagée entre l’Espagne, la France, l’Angleterre et l’Italie, et qui fait l’objet des présences américaine, mais aussi russe et chinoise pour ne citer que les puissances. Les trois pays qui, dans la continuité de la guerre de Libye, sont confrontés à des groupes terroristes ou à des menaces sécessioniste qui ont d’ailleurs justifié l’implantation militaire française, puis européenne et internationale à partir de 2013. Les trois pays ont connu des coups d’état qui ont porté au pouvoir des militaires. Les trois pays disposent de ressources stratégiques minières conséquentes avec de l’or, de l’uranium, du pétrole, du gaz naturel, du phosphate et d’immenses nappes phréatiques.
Pourtant, ces pays que la France disait vouloir aider à se développer sont restés depuis leur indépendance, prisonniers du narratif de la pauvreté et de l’aide au développement. Depuis le discours de la Baule en 1990, ce narratif est politiquement adossé à une forme de chantage : adoptez la démocratie et l’Occident vous aidera. L’AES est également un espace stratégique pour la défense des intérêts économiques européens, et notamment pour la politique de contrôle de l’immigration de l’Union Européenne, dans laquelle les pays nord-africains, notamment l’Algérie, la Libye et la Tunisie jouent un rôle de première frontière de l’Europe. Niamey était notamment le pivot de l’externalisation de la politique d’asile, et le Niger a aboli en novembre 2023 la loi de 2015 pénalisant le trafic illicite de migrants qui s’inscrit dans la criminalité transnationale.
C’est donc dans ce contexte de guerre multiforme que l’Alliance des Etats du Sahel a été créée le 16 septembre 2023 par la charte du Liptako-Gourma. L’élément déclencheur était la préparation d’une intervention militaire de la CEDEAO dans le but de réinstaller le président nigérien Mohamed Bazoum, renversé le 26 juillet précédent par des militaires qui ont placé au pouvoir le Général Tchiani. Le Mali du colonel Assimi Goita et le Burkina Faso du capitaine Ibrahim Traoré ont donc instauré un pacte de défense militaire pour sortir de la tutelle occidentale et du cadre de la CEDEAO. Des pays qui étaient tenus à l’écart de leurs propres affaires ont décidé de repartir sur une approche beaucoup plus endogène.
La menace d’intervention militaire de la CEDEAO au Niger a créé dans toute l’Afrique de l’Ouest une situation de guerre froide, avec des oppositions réciproques plus ou moins fortes, entre le Sénégal et le Mali qui ont le lien historique de la Fédération du Mali, entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire qui ont également une forte interaction économique et culturelle, entre le Niger et le Bénin qui sont liés par des dépendances liées à la question de l’enclavement. Les diplomaties étatiques font leur travail pour réduire les tensions mais la ligne panafricaniste doit être d’appliquer les conseils de Frantz Fanon sur la nécessité de ne pas tomber dans des tensions intra-africaines d’une part, et de tout faire pour éviter d’avoir une Afrique qui avance et une Afrique qui recule. Cette précision est importante parce que le débat sur l’AES a été résumé dans les milieux militants et médiatiques comme un débat pour ou contre l’AES, alors qu’il s’agit en réalité de voir si l’AES constitue une valeur ajoutée durable aux efforts pour la libération et l’unité africaine. La question est de savoir si le format de l’AES répond ou pas aux besoins fondamentaux des populations, à savoir la sécurité et le développement.
L’AES est le résultat d’un effet domino, où la décision de l’un des pays engage les deux autres. Ainsi, le Niger, après le Mali et le Burkina Faso, a également dénoncé les accords de défense et obtenu le départ de l’armée française, dont la base principale reste le pays voisin, le Tchad. Par conséquent, il est peu probable de voir des pays de tradition politique différentes comme le Tchad, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, qui sont voisins de l’AES, il est peu probable de les voir intégrer la Confédération sans avoir au préalable suivi la règle de dénonciation des accords militaires avec la France. Pour autant, le document fondateur de l’Alliance, la Charte du Liptako-Gourma, s’entoure de précautions avec un préambule où l’AES « réaffirme son attachement à la légalité internationale et régionale, consacrée notamment par la Charte des Nations Unies, l’Acte constitutif de l’Union Africaine et au Traité révisé de la CEDEAO ».
Sur les Nations Unies
Concernant les Nations Unies, les pays du Sahel avec le Mali en tête ont régulièrement pris la parole devant les instances onusiennes pour dénoncer la France, qui accuse en retour ces pays d’être devenus des pays relais de l’influence russe en Afrique. L’AES joue dans le sens d’un monde multipolaire, projeté par la Chine et la Russie notamment, et un certain nombre de pays qui sont dans la sphère d’influence des BRICS. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’unité africaine a toujours été prise en otage par les intérêts américains, britanniques, chinois, français et russe car l’Afrique est le principal sujet débattu au sein du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Le fait que le Mali par son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, a dénoncé le rôle de la France qui servait de plume aux pays africains devant le Conseil de sécurité, est aussi un acte de souveraineté et une rupture politique. La question de l’ouverture de deux sièges pour l’Afrique dans ce Conseil de sécurité conduira probablement à un lobbying panafricain pour que l’AES bénéficie de l’un de ses sièges.
Maintenant, à ma connaissance, l’AES n’est pas encore formellement reconnue comme une organisation internationale dans les instances onusiennes puisque sa forme institutionnelle et ses attributs ne sont pas définitifs. Il n’existe, encore une fois à ma connaissance, aucun traité entre l’AES et une autre organisation internationale qui donnerait caution à l’AES. Seule la Fédération devrait le permettre dans le sens où elle impliquerait la perte de la souveraineté de chaque Etat et la naissance d’une souveraineté unique. Chaque pays garde encore sa voix devant les instances onusiennes mais les trois pays agissent ensemble. C’est donc sur le plan diplomatique une approche panafricaine qui pose la question de la subsidiarité des décisions.
Il faut donc dire un mot sur la position de l’Union Africaine et de la CEDEAO ici.
Sur la CEDEAO
La Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est un regroupement d’Etats souverains qui a été créée en 1975, et qui a été intégré en 1991 au Traité d’Abuja sous la forme d’une Communauté économique régionale (CER) au sein de la Communauté économique africaine (CEA). Dès le départ, la CEDEAO est confrontée aux limites de la souveraineté de chacun des Etats qui la composent et à la difficulté de se positionner avec une vision commune sur les questions de souveraineté. Sur le premier point, les anciennes colonies françaises qui sont, à l’intérieur de la CEDEAO, regroupées au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, ont toutes au minimum une absence de souveraineté monétaire et une dépendance directe à la France. C’est un point que même les pays anglophones comme le Nigéria ou le Ghana ont dénoncé en disant qu’il est difficile de négocier directement avec les pays francophones sans devoir passer par Paris.
L’un des projets de la CEDEAO est la création d’une monnaie commune réunissant les huit pays qui utilisent le franc CFA et les sept autres pays qui disposent chacun de leur monnaie nationale. C’est dans le débat sur la monnaie de la CEDEAO que la France de Macron a fait un premier coup d’état en déclarant conjointement avec la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, en décembre 2019, que le franc CFA allait être remplacé par l’ECO, qui est le nom de la monnaie que la CEDEAO souhaitait mettre en place. Cette annonce a été faite de manière unilatérale sans que les autres pays comme le Nigéria ne soient informés. C’est ce moment-là qui fait comprendre très clairement l’intention de la France de passer par la CEDEAO pour maintenir et préserver ses intérêts dans la sous-région. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où le franc CFA et les monnaies nationales continuent de circuler. La CEDEAO dit vouloir reprendre son agenda de la monnaie commune. L’AES annonce également avoir lancé le processus de création de sa monnaie. Et certains pays comme le Sénégal de Diomaye Faye ont sous-entendu qu’en cas d’échec de la monnaie CEDEAO, ils pourront utiliser l’option de créer une monnaie nationale sénégalaise.
Le second point sur la CEDEAO est la question sécuritaire qui fait que dans le cadre de sa souveraineté externe, et du fait des accords qu’elle a notamment signé avec l’Union Européenne, la CEDEAO s’est trouvée prise dans le projet européen sur la Stratégie de sécurité et de développement au Sahel et pour le Golfe de Guinée élaboré entre 2011 et 2014. En parallèle, réunit les armées de la Mauritanie, du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad, sous tutelle française, ont été réunies dans le cadre du G5 Sahel. Ce groupe qui renvoie à la reconfiguration des opérations militaires françaises Serval et Barkhane, renforce l’éviction de la CEDEAO de son propre espace de souveraineté. Autrement dit, nous avons une organisation sous-régionale ouest-africaine qui s’est retrouvée, au mieux prisonnière, au pire complice de la préoccupation sécuritaire européenne. Il était demandé aux anciens pouvoirs élus du Sahel de rester dans un cadre sécuritaire prédéfini qui a rapidement montré ses limites politiques et militaires.
C’est un cadre qui a conduit à délégitimer les présidents démocratiquement élus dont les populations voyaient très clairement qu’elles étaient des marionnettes. Il y a de nombreux moments d’humiliation comme l’interdiction faite à l’armée malienne de prendre en charge la libération de son propre territoire ou encore la convocation par Emmanuel Macron des présidents du G5 Sahel à Pau. Ce sont ces présidents-là qui ont perdu la confiance de la jeunesse africaine et qui ont été renversés par des coups d’état, dans un contexte où le choix de la France de miser principalement sur l’option militaire ne pouvait qu’entraîner, en réaction, l’arrivée de militaires à la tête des Etats africains. La France a au minimum une co-responsabilité dans la succession de coups d’état survenus au Sahel et c’est parce qu’elle n’assume pas cette co-responsabilité qu’elle rejette les faits sur la Russie et sur les activistes panafricains.
Après le coup d’état de juillet 2023 au Niger, plusieurs présidents, notamment du Nigéria, du Bénin et de la Côte d’Ivoire, ont endossé une ligne d’intervention militaire soutenue en arrière-plan par la France. Ce projet d’intervention a définitivement décrédibilisé la CEDEAO aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique d’autant plus que la CEDEAO n’a pas les moyens logistiques d’une intervention de cette nature. Face à une CEDEAO déshonorée et enterrée notamment sur les réseaux sociaux, la naissance de l’AES le 16 septembre 2023 est militairement fondée sur le fait que l’unification des trois territoires et des trois armées serait plus efficace pour lutter contre une menace terroriste qui sévit dans la zone des trois frontières. Les terroristes auront toujours plus de mal face à une organisation que face à des Etats désorganisés. L’AES a donc une réalité politique, militaire, historique et culturelle cohérente.
Pour comprendre la pertinence de l’AES, on peut comparer avec la manière dont le Nigeria et le Niger, ainsi que le Bénin, qui sont membres de la CEDEAO, ont refondé la Commission du Bassin du Lac Tchad avec le Cameroun et le Nigeria qui sont dans la CEMAC, dans le but d’harmoniser leur lutte contre le groupe Boko Haram qui agit de manière transnationale. On peut aussi prendre l’historique de l’IGAD, l’Autorité intergouvernementale pour le développement qui réunit Djibouti, l’Ethiopie, le Kenya, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sud et l’Ouganda, initialement dans la lutte contre la sécheresse et aujourd’hui dans la coordination de la sécurité alimentaire et du maintien de la paix.
Ensuite, l’AES affiche une solidarité : si vous attaquez un pays, en l’occurrence le Niger, alors le Mali et le Burkina Faso se considéreront également attaqués et réagiront en soutien et aux côtés du Niger. C’est à la fois une ligne panafricaine, mais en même temps une logique d’engrenage dans le sens où le panafricanisme part du postulat que si un pays africain est attaqué, c’est toute l’Afrique qui est attaqué. Lorsque la Libye a été agressée par l’OTAN, c’est en réalité toute l’Afrique qui était agressée. Donc l’AES répond à un élément du panafricanisme qui est celui de la prise de conscience d’un destin commun, et que la survie de l’un dépend de la survie de tous. C’est cette solidarité-là que les peuples de l’AES attendaient des autres Etats de la CEDEAO qui ont, au contraire, imposé des sanctions et menacé d’une intervention. Evidemment, ceux qui sont contre l’AES expliqueront que l’AES ne serait en réalité que des régimes militaires qui décident de s’allier entre eux pour garder le pouvoir. Leur sortie de la CEDEAO qui les avait de toute manière sanctionnés et suspendus, est également analysée comme un choix de ne plus être soumis au chronogramme de retour à l’ordre constitutionnel par des élections, tout en maintenant des relations bilatérales avec des pays restés dans la CEDEAO
Le troisième point est la question de la démocratie. La crise autour de l’AES a permis de donner un peu de visibilité au Parlement de la CEDEAO qui est apparu comme un miroir des parlements nationaux et qui pose tout simplement l’enjeu d’une CEDEAO des peuples. Les institutions ne sont pas en phase avec les populations. Il y a une discorde entre un panafricanisme légal porté par les institutions et un panafricanisme réel porté par les sociétés. Si l’AES ne prend pas en compte les revendications des peuples, elle ne fera pas mieux que la CEDEAO parce que le régime militaire permet à l’AES d’aller plus vite que la CEDEAO mais ce sont les mêmes impasses qui vont se poser si les forces politiques, économiques, sociales et culturelles ne sont pas prises en compte. Dans les trois pays de l’AES, il y a eu des concertations, des assises nationales, des états généraux ou des forums, mais le problème n’est pas tant dans la forme que dans le fond du débat.
Sur l’Union Africaine
L’Union Africaine a été créée en 2002 pour remplacer l’Organisation de l’Unité Africaine créée en 1963. C’est une organisation qui réunit tous les pays du continent africain sans aucun réel critère de nature politique, idéologique ou culturel. Elle dispose néanmoins d’un certain nombre de principes qui sont appliqués de manière automatique. Celui qui concerne l’AES est la non reconnaissance de régimes qui ne sont pas issus des urnes. L’article 13 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples garantit le droit de tous les citoyens de « participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis ». L’article 20 de la même Charte rappelle le « droit de tout peuple à l’autodétermination », principe dont les régimes militaires, dès lors qu’ils affichent un large soutien populaire, se revendiquent pour parler non pas de légalité mais de légitimité.
Pour l’Union Africaine, le principe est de condamner tout changement anticonstitutionnel, notamment réalisé par les armes. L’angle mort de l’Union Africaine est qu’elle ne condamne pas dans d’autres cas, les changements grossiers de constitution et les élections manifestement frauduleuses qui empêchent l’alternance du pouvoir autrement que par le rapport de force. C’est cet élément-là qui est invoqué notamment parmi les jeunesses pour tordre l’appareil normatif en pointant le deux poids deux mesures. Les putschistes en kaki sont condamnés mais les putschistes en cravate sont félicités. Dans sa ligne de principe, l’Union Africaine ne pouvait donc que condamner la prise de pouvoir par les militaires au Mali, au Burkina Faso, au Niger, mais aussi en Guinée, au Soudan et au Gabon.
Lorsque les critiques se font à l’égard des coups d’état militaire, elles se fondent principalement sur tous les points de non-respect soulevés dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. C’est-à-dire que ce ne sont pas des critiques de circonstances ou d’opportunisme ciblant l’AES mais des rappels de principe : le panafricanisme ne peut pas se construire durablement sans poser l’équilibre ou la séparation des pouvoirs, l’indépendance judiciaire, les libertés qui permettent l’expression des opinions plurielles, des garanties de transparence financière sur la redistribution des ressources ou l’accès aux services, et bien d’autres points qui sont inscrits dans les textes et qui sont non-négociable sur la forme, mais toujours plus flous sur le fond.
C’est parce que les anciennes classes politiques n’ont pas assuré la réalisation de ses principes et la satisfaction réelle des besoins de la population que vous avez une large partie de la population, en AES mais aussi dans toute l’Afrique, qui a applaudi la prise du pouvoir par les militaires. C’est l’absence d’une classe politique réellement panafricaine qui donne aux militaires un boulevard pour déployer un discours et une politique qui, pour moi, sont en-dessous de ce que de véritables forces politiques civiles panafricaines auraient pu proposer. Il y avait un panafricanisme de résistance aux anciens régimes déchus qui n’apparaît pas forcément dans le panafricanisme de l’AES en raison de la nature du groupe social qui mène la révolution panafricaine, à savoir l’armée.
Un mot sur les coups d’état et le soutien populaire
Tout d’abord, il y a dans l’histoire postcoloniale de l’Afrique quatre moyens de prendre le pouvoir. Par des élections, par des successions notamment dynastiques, par des accords politiques, et enfin par des coups d’état qui peuvent être militaire ou constitutionnels. Sur ce point, la jurisprudence du panafricanisme ne peut pas reposer sur la force et ne peut pas non plus se fonder sur la fraude. L’enjeu est de sortir d’une situation où une partie de l’Afrique – et j’insiste bien sur une partie – semble n’avoir le choix qu’entre des élections volées ou des coups d’état. La renaissance panafricaine doit se faire avec de bonnes lois et de bonnes armes, donc un état de droit qui repose sur une décolonisation de l’Etat et une décolonisation du droit. N’oublions pas sur ce point que des pays comme le Ghana et le Nigéria se sont politiquement et démocratiquement refondés grâce au travail mené par des juntes après avoir également subi la politique des juntes. Autrement dit, l’armée est toujours traversée par des forces révolutionnaires, réactionnaires et conservatrices.
Ensuite, le fonctionnement autocratique et dictatorial du pouvoir n’est pas non plus l’apanage des régimes militaires. Il existe des régimes civils, avec des dirigeants qui sont parfois élus démocratiquement avec plus de 90% des voix, et dont la gouvernance est parfois plus autoritaire qu’un régime militaire. C’est ce que nous appelons les démocratures. Même dans les Etats où elle n’est pas au pouvoir, l’armée reste une institution décisive car le pouvoir en Afrique peut transgresser la constitution mais il ne peut pas durer sans un soutien militaire. C’est en cela par exemple que la situation au Sénégal est encore plus complexe du fait de la présence de la base militaire française et d’une armée sénégalaise qui est amenée à défendre un régime souverainiste.
Maintenant, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont déjà connu des coups d’état. Le temps passé au pouvoir par les militaires dans chacun de ces trois pays est même plus grand que le temps des civils au pouvoir donc l’argument de dire que l’on va essayer des militaires parce qu’on ne l’aurait jamais fait est un argument qui ne tient pas. Pour les populations du Sahel, même si la jeunesse n’a pas connu l’époque des vieilles dictatures, le pouvoir militaire n’est pas un saut dans l’inconnu. En revanche, cela apparaît comme un retour dans le passé. Historiquement, la grande majorité des coups d’état en Afrique ont eu des effets désastreux lorsqu’ils ont mis au pouvoir des militaires qui n’avaient pas de formation politique et idéologique, qui n’avaient pas de notion de gouvernance économique leur permettant d’agir pour les intérêts du peuple, qui n’avaient pas de vision. Les coups d’état ouvrent un durcissement général car tout pouvoir qui est acquis par la force est sous la menace d’être défait par une force plus grande. Il est d’ailleurs intéressant de voir, par exemple, que les démocrates qui ont été renversés au Sahel appellent en réponse à une intervention militaire occidentale dans le but de reprendre le pouvoir, ce qui introduit le mécanisme impérialiste bien connu de réinstaller la démocratie par la force.
Une grande partie des putschistes qui ont sévi dans les anciennes colonies françaises étaient des hommes qui avaient servi la France avant les indépendances, ou qui avaient été formés et installés par l’armée française. Dans le cas des pays de l’AES, les militaires qui sont actuellement au pouvoir ont tous collaboré soit avec les présidents qu’ils ont renversé, soit directement sur le terrain avec les forces françaises qu’ils ont expulsé. Ils savent donc de quoi ils parlent. Ce sont donc des coups d’état de rupture qui sont différents des coups d’état de relance du système néocolonial. Ce sont des coups d’état de rupture car ils visent à changer l’orientation et la nature des relations à l’échelle internationale en s’émancipant de l’ancienne puissance coloniale. Plusieurs gradés ont également été formés en ex-URSS et ont donc logiquement réactivé les contacts avec la Russie qui est en soit, une puissance militaire sur le terrain et dans la vente et la fourniture d’armements et de troupes. Les dirigeants de l’AES sont libres de déterminer avec qui ils veulent collaborer.
Dans le fond comme dans la forme, le panafricanisme repose sur l’expulsion de toutes les forces étrangères présentes sur le continent africain. Par conséquent, la décision des pays de l’AES d’ouvrir un partenariat militaire avec les Russes ne relève pas du panafricanisme mais tout simplement de la souveraineté des Etats du Sahel. Changer de partenaire militaire est un acte réel de souveraineté et d’autodétermination qui a un fort retentissement positif auprès d’une jeunesse qui ne veut plus de la France. Il est évident que la Russie dispose d’une politique d’influence et d’intérêts en Afrique car toutes les puissances ont une politique africaine reposant sur la recherche de leurs intérêts. Cette politique d’influence de la Russie a été pointée par les médias occidentaux à partir de la présence de drapeaux russes dans les manifestations, à partir d’une propagande autour du sentiment anti-français et enfin à partir de la présence de mercenaires russes.
Sur ce point, il est important de dénoncer le mercenariat mais il est important de rappeler que le mercenariat en Afrique n’est pas né avec le groupe russe Wagner. Plusieurs sociétés privées occidentales fournissent des services auprès de pouvoirs africains ou d’entreprises étrangères. Le nom qui symbolise le mercenariat est par exemple celui du français Bob Denard qui avait fait des Comores son quartier général, sans compter les mercenaires du Katanga ou de l’Afrique du Sud. Lorsqu’il est confronté à la sécession du Katanga au lendemain de l’indépendance du Congo, Patrice Lumumba ne peut qu’utiliser son armée dans le cadre de la défense légale de son pays mais ses adversaires qui recrutent des mercenaires. L’armée refuse d’obéir à Lumumba, les Américains refusent de le soutenir, mais les mercenaires obéissent aux ennemis de Lumumba qui est éliminé. Le mercenariat n’est pas et n’a jamais et un allié du panafricanisme et de la libération de l’Afrique.
Le véritable poids du panafricanisme, c’est le soutien populaire aux militaires qui est incontestable avec néanmoins des nuances. En premier lieu, il y a des personnes qui soutiennent de manière totale et inconditionnelle et le pouvoir militaire et le principe de l’AES notamment au nom du panafricanisme sans présager de ce qu’ils entendent par panafricanisme. Cela peut aller d’un certain réalisme politique, sur le fait que l’alliance entre des militaires patriotes et des idéologues politiques est bonne, jusqu’à une forme de fondamentalisme qui mythifie des leaders qui incarnent quelque chose de plus grand que leur seule personne. En deuxième lieu, il y a des personnes qui rejettent tout pouvoir militaire par principe démocratique mais qui ne sont pas opposés au principe de l’alliance au nom du panafricanisme. Et cela pose ici la question de pourquoi les hommes politiques n’ont pas été en mesure de faire ce que les militaires ont fait en un temps très court. Sur un exemple historique, Thomas Sankara est arrivé au pouvoir par un coup d’état mais toutes les personnes qui parlent positivement de Thomas Sankara ne sont pas forcément pour que des militaires soient au pouvoir. En troisième lieu, il y a des personnes qui rejettent toute forme de militarisme et toute forme de panafricanisme.
Néanmoins, le large soutien populaire aux régimes en place à Bamako, Niamey et Ouagadougou n’est pas un syndrome de Stockholm mais un crédit lié au fait que les militaires ont parachevé des soulèvements ou des contestations populaires. Les peuples n’ont pas un pouvoir de décision mais ils ont un pouvoir de pression. Ensuite, le travail de communication qui donne une visibilité à ce soutien permet d’accompagner un discours de rejet de la démocratie associé à un rejet des appels à la tenue d’élections pour sortir de la transition. Il faut donc distinguer le soutien populaire qui est manifeste dans le pouvoir de pression et la participation citoyenne qui est fortement limitée du fait précisément que les libertés publiques et les activités politiques notamment de l’opposition sont réduites ou interdites dans un contexte de maintien de l’ordre public qui est lui-même justifié par la guerre contre le terrorisme. Maintenant, la réduction de ces libertés publiques n’est pas la conséquence de la renaissance panafricaine mais d’un état de guerre. Les militaires au pouvoir ne sont pas au pouvoir dans des pays en paix mais dans des pays en guerre contre le terrorisme. Or, nous savons, notamment depuis le 11 septembre, que la guerre contre le terrorisme est toujours un moment où les libertés sont réduites.
Pour aller vers la conclusion, il y a donc eu trois étapes.
Le 16 septembre 2023, l’Alliance des Etats du Sahel est fondée par les trois pays qui entérinent la rupture avec la France et mettent en place un pacte militaire. En janvier 2024, les pays de l’AES se retirent de manière commune et sans délai de la CEDEAO qu’ils accusent d’être manipulée par la France. Le protocole impose un délai d’un an et c’est pour cela que les autres pays considèrent encore que l’AES n’a pas quitté la CEDEAO, mais du point de vue de la Confédération, la CEDEAO est définitivement de l’histoire ancienne. Il faudra donc suivre en janvier 2025 l’officialisation par la CEDEAO du départ de ces trois pays et la suite des négociations entre l’AES et la CEDEAO. En juillet 2024 à Niamey, la Confédération des Etats du Sahel est créée avec une volonté d’aller plus loin dans l’intégration politique. La prochaine étape attendue est celle de la Fédération, ou de l’Etat Fédéral.
Il y a quelques jours, dans le discours d’anniversaire de la création de l’AES, le président de la Confédération le colonel Assimi Goita a annoncé la mise en place d’un passeport biométrique commun, ce qui semble aller dans le sens d’une plus grande union. Cependant, le passeport de l’AES ne devrait rien changer, en terme de circulation au sein de l’AES, à ce que le passeport de la CEDEAO permettait. Il faudra regarder en quoi, au-delà du symbole, le passeport de l’AES apportera de véritablement nouveau en terme de droits ou de pouvoir. Ce passeport sera une avancée si l’objectif est par exemple la fusion des services consulaires et diplomatiques des trois pays. Le président malien a également rappelé le projet de création d’une Banque d’investissement et de développement de l’AES. Là aussi, il existe déjà une Banque d’investissement et de développement de la CEDEAO. Il est également question d’une chaine d’information de l’AES, il a été évoqué une compagnie aérienne et divers outils pour accompagner la confédération probablement vers la fédération.
L’une des questions critiques est de savoir si l’AES sort du cadre institutionnel de la CEDEAO pour créer un nouveau cadre dans lequel on retrouverait à peu de choses près les mêmes institutions. La donne qui peut faire la bascule est la question monétaire. Si l’AES sort du franc CFA et crée sa monnaie commune, même si ses institutions sont copiées-collées de la CEDEAO ou de l’UEMOA, elles s’en distingueront alors par une nouvelle souveraineté monétaire commune. La question de la monnaie est donc une question centrale.
Assimi Goita a également rappelé que l’AES est ouverte à toute relation ou partenariat qui serait respectueux de ses règles et qui suivrait le principe de non-ingérence. Ce principe de non-ingérence est précisément celui qui a posé de grandes difficultés au moment où Kwame Nkrumah défendait le projet des Etats-Unis d’Afrique face aux autres chefs d’Etat qui défendaient une approche par étapes avec l’intégration régionale. Après la naissance de la Confédération AES le 6 juillet 2024 à Niamey, la suite logique du processus devrait être la création d’une Fédération des Etats du Sahel dont la forme et le fond juridique restent encore à déterminer : sera-ce une Fédération limitée aux attributs d’une organisation internationale classique ou chacun garde sa souveraineté ? Ou bien un Etat fédéral avec des Etats fédérés ? Ou bien un Etat unitaire total ? Ou bien quelque chose de mixte ? La situation qui a déclenché la naissance de l’AES a le mérite de relancer concrètement un certain nombre de débats sur le fédéralisme, sur le confédéralisme, sur l’intégration régionale et sur le panafricanisme. Autrement dit, avec 72 millions d’habitants sur 2,8 millions de kilomètres carré, l’AES dispose d’un rayon d’action et d’influence plus large que la seule zone du Sahel. L’AES ouvre un champ de possible aussi bien pour les trois pays concernés que pour la CEDEAO qui doit nécessairement revoir sa copie mais également pour l’ensemble du continent africain.
L’enjeu pour l’AES est déjà la survie dans un contexte de guerre contre le terrorisme. L’alliance militaire répond au critère de Nkrumah qui est que c’est par l’unité de nos forces que nous pourrons répondre aux crises sécuritaires. Nous savons que l’option ne peut pas être que militaire. Le défi est de rassembler les forces politiques, économiques, syndicales, associatives, de créer de nouvelles forces et de permettre la tenue d’une révolution sociale et d’une révolution politique. Sur le plan du panafricanisme, la renaissance la plus remarquable devrait passer par le retour au peuple. L’horizon d’un retour du pouvoir populaire doit être vu comme la confirmation d’un processus révolutionnaire complet. Il faut donc travailler pour que le paysage politique de ces trois pays s’imprègne d’une nouvelle manière de faire de la politique. C’est en ce sens qu’il faut rapprocher l’expérience souverainiste militaire de l’AES et l’expérience souverainiste politique qui a lieu au Sénégal où les urnes ont permis l’élection démocratique d’un président qui veut donner une place au panafricanisme.
Les plus libéraux parleront de restauration de la démocratie. Je parlerais pour ma part de retour au pouvoir populaire qui passe par la sortie du régime militaire. Cette sortie ne peut être que logique si nous considérons que l’objectif est d’en finir avec l’insécurité et le terrorisme. La perspective panafricaine suppose aussi la mise en place d’une nouvelle politique économique et sociale favorable aux masses populaires, en rupture avec la soumission aux demandes de l’économie mondialisée et libérale. Le dernier élément est la consolidation d’une politique étrangère indépendante commune, rompant avec la soumission aux exigences de l’impérialisme américain et l’extension de son contrôle militaire sur la planète à travers les structures de l’OTAN.
Le soutien populaire est le fruit d’années de mobilisation contre les dernières formes du colonialisme et les nouvelles formes de l’impérialisme, à la fois économique et militaire. Ce soutien populaire est réel mais doit être politiquement transformé. Cette transformation politique peut et doit passer par la constitution d’un soft power panafricain faisant face au soft power néocolonial. Sur ce plan, les pays de l’AES ont pris des mesures de revalorisation des langues et des cultures nationales qui va dans le sens de parachever la décolonisation mais il faut surtout mettre du contenu et du contenu panafricain de qualité.
Sur le plan économique, la transformation passe par une rupture systémique avec le cadre néolibéral et capitaliste qui est le véritable ennemi des peuples. Il n’est plus possible de voir des gouvernements néolibéraux imposer des politiques qui ne tiennent pas compte des aspirations populaires. La relation de l’AES au FMI et à la Banque Mondiale est encore problématique. Les mesures de nationalisation dans le secteur minier, d’industrialisation ou de transformation des matières premières sur place sont positives car il est temps pour l’Afrique de sortir de l’économie de rente. En revanche, seul un contrôle populaire et démocratique pourra éviter que les projets de développement ne produisent une nouvelle bourgeoisie ou ne profitent à des affairistes. La nationalisation doit profiter avant tout aux travailleurs, aux paysans et au peuple dans son ensemble.
Sur le plan militaire, l’Afrique ne peut pas être libre quand elle a sur son sol des bases militaires étrangères. L’expulsion des militaires français et américains du Niger est un acte de souveraineté qu’il faut maintenant transformer en un acte panafricaniste. L’appel à de nouveaux partenaires stratégiques comme la Russie, l’Iran ou la Turquie n’est pas en soi un acte panafricain, bien au contraire, mais le fait que trois pays décident ensemble de changer de partenaire est en revanche un signe panafricain. Sur ce point, il convient de maintenir un regard critique. La crise connue par les pays de l’AES dans le cadre des sanctions imposées par la CEDEAO fait que nous avons un pays, le Togo, qui est probablement le plus ancien régime françafricain, qui s’est montré solidaire avec les pays de l’AES. Tout en l’inscrivant dans la logique de souveraineté des Etats qui n’ont pas d’amis mais que des intérêts, la proximité diplomatique de l’AES avec des pays qui sont à l’opposé du panafricanisme révolutionnaire comme le Togo nécessite une clarification.
Il n’y a pas de renaissance panafricaine possible avec des alliés, certes africains, qui sont précisément dans la négation du panafricanisme. L’AES ne doit pas devenir la caution d’un panafricanisme frelaté. Cela vaut également pour les relations de l’AES avec d’autres pays africains qui sont des bases publiquement connues de l’impérialisme. Autrement dit, des forces qui sont contre le panafricanisme peuvent tout à fait soutenir l’AES parce que nous entrons dans une période de panafrican washing. L’étiquette du panafricanisme devient un moyen pour des régimes illégaux et illégitimes de se faire passer pour des régimes qui vont dans le sens de l’histoire. C’est pour cela que le projet de l’AES si il n’est pas sérieusement cadré sur le plan de la formation historique et idéologique, si il ne préserve pas le panafricanisme des approches opportunistes ou fondamentalistes, peut mener le panafricanisme dans le gouffre.
Le panafricanisme est au cœur d’une période de libérations en Afrique mais aussi dans la diaspora. Il y a une renaissance panafricaine sur le plan quantitatif, à savoir que des masses, des personnalités, des dirigeants, se revendiquent du panafricanisme. Il y a renaissance panafricaine à partir du moment où la situation permet de réinjecter de l’histoire et de la mémoire dans le débat avec des jeunesses africaines et afrodescendantes qui découvrent Modibo Keita, Thomas Sankara, Kwame Nkrumah et quelques autres figures historiques du panafricanisme.
Cependant, la renaissance panafricaine n’est pas la réécriture de l’histoire ou le révisionnisme historique. Le défi n’est pas d’avoir des nouveaux Sankara, des nouveaux Lumumba ou des nouveaux Nkrumah. L’un des critères que je pose en tant qu’historien pour parler d’une véritable renaissance panafricaine exige que l’histoire du panafricanisme soit véritablement enseignée dans les écoles, pas seulement de l’AES mais de toute l’Afrique et dans ses diasporas. Evidemment, enseigner Thomas Sankara, Sylvanus Olympio, Ruben Um Nyobe, Modibo Keita ou encore Patrice Lumumba nécessite que la justice et la vérité soient faites sur les origines des pouvoirs africains. Il n’y a pas de renaissance panafricaine dans un climat d’impunité.
Je conclurai avec quelques références à Amilcar Cabral qui est l’homme de la situation.
Cabral parle du suicide de classe. Le suicide de classe demande aux élites de renoncer à leurs privilèges pour renaitre dans le cadre de la lutte populaire. Qu’il s’agisse des élites politiques, économiques, culturelles, intellectuelles ou militaires africaines, elles doivent opérer un suicide de classe. En réalité, l’expression renvoie davantage aux classes moyennes africaines qui, sur place, voient leur situation se dégrader du fait notamment des politiques de sanctions, et qui vont développer pour cela un profond ressentiment contre le pouvoir militaire en place. L’expression renvoie aussi à la nécessité de repenser l’internationalisme autour du Sahel. De la même manière que de jeunes intellectuels africains avaient décidé en 1958 de quitter la France pour aller aider et enseigner dans la Guinée de Sékou Touré, chacun doit réfléchir à la manière dont il veut et peut aider. De leur côté, les dirigeants et les peuples de l’AES doivent assurer les conditions qui permettent cette aide sans tomber dans les dérives sanglantes qui ont nui à la révolution menée par la Guinée de Sékou Touré.
Lors des funérailles de Kwame Nkrumah, Cabral parle du « cancer de la trahison ». Il faut faire très attention avec certains mots qui sont apparus ces derniers temps et qui sont utilisés sans aucune mesure. La renaissance panafricaine ne peut pas se faire dans des invectives et des recherches constantes de rupture stérile. Les discours dans lesquels des patriotes et des révolutionnaires autoproclamés dénoncent des traitres et des apatrides sont des discours dangereux et anti-panafricains, autant que les accusations de « panafricons » et d’aliénés. C’est pareil pour les discours qui ciblent les individus comme des menaces en fonction de leur ethnie. Le panafricanisme est un sujet que nous devons traiter avec un certain sang-froid mais qui déclenche beaucoup de passion car c’est l’histoire qui est en train de s’écrire. L’AES ne doit pas être le terrain d’un nivellement du panafricanisme par le bas, ou d’un panafricanisme de la paranoïa. Les intellectuels doivent donc aussi assumer les critiques qui leur sont faites.
La dernière référence que j’emprunte à Cabral est cette formule : « ne masquez pas les difficultés, les erreurs, les échecs. Ne criez pas victoire trop facilement ». Le panafricanisme doit se garder de tout triomphalisme mais il doit maintenir un optimisme radical. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont trois pays enclavés, confrontés à des conditions climatiques et géographiques difficiles. Ce sont des pays auxquels on a promis l’enfer. J’ai eu l’honneur d’être invité par des camarades dans ces trois pays et les interventions enregistrées qui nous sont parvenues confirment leur détermination au changement systémique. Ce sont des peuples intègres qui ont le potentiel nécessaire pour mener une révolution jusqu’au bout. Il faut donc leur apporter un soutien dans toutes les difficultés qu’ils traversent et leur donner les moyens d’élargir la renaissance panafricaine.
Merci pour votre écoute.
Vive l’unité africaine, vive la solidarité des peuples en lutte.
Amzat Boukari-Yabara, historien, président de la Ligue Panafricaine – UMOJA